L’image d’Épinal du traileur seul dans la montagne, avec simplement son short et ses baskets, ne serait donc qu’un mythe ?
« On peut très bien courir sans montre, ou juste avec un chrono, il y a des coureurs qui s’en passent. Moi, j’aime bien avoir la montre pour pouvoir gérer les kilométrages, le dénivelé, et me situer par rapport à ça pendant la course. Mais je n’utilise pas la fonction cardio, par exemple. »
Il est courant de voir, dans le monde du trail, deux coureurs partager une victoire en passant la ligne main dans la main plutôt que se disputer le sprint. Faites-vous partie de cette école ?
« J’ai partagé la victoire sur mes deux dernières courses (NDLR : la deuxième place à la Diagonale, et la victoire au Trail de Rodrigues avec Simon Desvaux de Marigny). Mais je comprends les deux façons de voir, et tout dépend de la configuration de course. Si je reviens sur un coureur que je n’ai jamais vu depuis le départ, je n’aurai pas envie de partager la victoire. Si au contraire, on a passé un long moment ensemble, à s’entraider sur l’allure, ou qu’on se connaît bien, c’est plus sympa de passer la ligne à deux. La seule chose, c’est qu’à chaque fois que ça m’est arrivé, on s’est mis d’accord avant le sprint final. Si un coureur me dit qu’il préfère qu’on se joue la gagne, ça ne me pose aucun souci. Dans ce cas-là, je vais tenter ma chance avant la dernière ligne droite. »
Vous avez participé à une douzaine de courses cette année, de 14 à 168 km. Quel est votre format de course préféré ?
« J’essaie de planifier ma saison pour avoir une progression dans la distance, avec un format marathon à la sortie de l’hiver pour débuter et plutôt un ultra à la fin. Un format vers 80-90 km, c’est là où je me sens le mieux. J’avais un peu d’appréhension à retourner sur les ultras après avoir abandonné lors de la Diagonale en 2017 et à la TDS (NDLR : une course annexe de l’UTMB, longue de 145 km) en 2018. En revanche, au niveau émotionnel, il y a un petit quelque chose en plus sur les très longues distances. Dans le déroulement de la course, il peut se passer plein de retournements de situation. Il y a beaucoup d’émotions en franchissant la ligne, parce que tu arrives souvent dans un état physique et mental très éprouvé. »
Ressentez-vous de la peur au moment de vous élancer ?
« Lors de tous les ultras dont j’ai pris le départ, j’ai toujours eu de l’appréhension quand je me suis retrouvé sous l’arche de départ. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de coureurs qui soient certains d’être à l’arrivée au moment du coup de pistolet. Il y a tellement de choses qui peuvent arriver, autres que la fatigue. Sur 150 km ou plus, tu as les contractures qui tirent de plus en plus au fil des kilomètres, et plus tu as de chemin à faire, plus tu multiplies les risques d’entorse ou d’accident. C’est une part d’inconnue avec laquelle il faut composer. Et sur le plan mental, il y aura toujours des moments difficiles où on va se demander ce qu’on fait là. »
Vous avez commencé la course à pied en compétition par un ultra…
« C’était la Fort’iche, en 2000, qui consistait à faire le tour des Forts de Maurienne. Ça partait de mon village, jusqu’au Mont-Cenis, avec 106 km et environ 7000 m de dénivelé positif. Il y avait deux options : marcheur ou coureur. Je m’étais inscrit en catégorie marcheur, pour le défi. Même en marchant, c’est quand même super long quand tu n’es pas préparé. Au ravito vers le 60e kilomètre, le médecin ne voulait pas me laisser repartir, j’étais trop bas en tension. Je m’étais reposé un peu, puis j’étais reparti, mais j’avais abandonné peu de temps après. Ça m’a donné envie de refaire cette course, pour la terminer. Avec mon beau-frère, on a commencé à courir plus, et à faire d’autres courses plus courtes, pour nous préparer. Des montées sèches, vers des refuges en montagne, qui, à l’époque, ne s’appelaient pas encore trails ou KV. Maintenant, tout s’appelle trail parce que c’est plus vendeur. Sauf que cette course a disparu, elle était peut-être un peu en avance sur son temps, donc je n’ai jamais eu l’occasion de la terminer. Il y a ensuite une remplaçante qui est arrivée, qui s’appelle l’UTMB. Je n’ai pas pu courir la première édition en 2003, parce que j’étais blessé, mais les deux suivantes, j’y étais. »

Vous l’avez remporté en 2016. C’est le nec plus ultra du traileur ?
« Oui, en tout cas pour l’ultra-traileur. Si tu demandes à un Julien Rancon, il te dira qu’il préfère gagner Sierre-Zinal. Mais pour un coureur d’ultra, c’est la course qui a le plus de notoriété. C’est celle qui fait rêver les jeunes, certains se lancent d’ailleurs parfois un peu vite dans l’aventure. Bon, je ne vais pas les accabler, c’est aussi ce que j’ai fait (rires)… Je ne pouvais pas imaginer la remporter, et encore moins de la façon dont ça s’est passé. C’est mon plus beau résultat. J’aurais bien aimé avoir aussi une Diagonale à mon palmarès, puisque j’ai déjà fait trois fois deuxième, et c’est une course que j’apprécie particulièrement par rapport à l’ambiance et au parcours, mais ça n’était pas pour cette année. »
Un traileur a-t-il le temps de profiter des paysages pendant les courses ?
« Non, pas vraiment. Plus l’objectif est élevé, plus tu es focalisé sur la course, et le décor passe au second plan. Sur la Diagonale, quand tu rentres dans les cirques, il y a une fraction de seconde pendant laquelle tu t’émerveilles du spectacle que tu as sous les yeux, mais pas plus. En revanche, il m’est arrivé sur des courses où je n’avais pas d’objectif particulier de prendre le téléphone et de m’arrêter pour faire une photo. J’ai même déjà rebroussé chemin sur quelques foulées pour cueillir quelques Edelweiss sur le bord du chemin à Courchevel. »
Comment choisissez-vous les courses auxquelles vous participez ?
« En fonction du plateau et du prestige, ce qui est un peu compliqué à définir. Même si je n’en vis pas directement, le choix est fait aussi en fonction de mes partenaires. Une petite course régionale, même si elle est très sympa, s’il n’y a pas un niveau monstrueux, ce n’est pas vraiment dans leur intérêt que j’y aille, parce que tu ne peux pas trop communiquer dessus. Mon partenaire ne m’impose rien, hormis d’être présent au salon la semaine précédant l’UTMB. Et moi, quitte à faire le déplacement, je vais au moins faire une course. Après, je ne peux pas faire que des courses où il faut être à 100 % mentalement et physiquement. J’ai besoin d’avoir des courses un peu plus “détente“, que je peux choisir de coupler avec des vacances en famille quand c’est possible. J’ai quelques invitations pour des courses-voyages, comme à Rodrigues récemment. C’est plaisant, mais ça prend du temps, donc on ne peut pas toutes les faire, sauf si on ne travaille pas à côté. »
Vous êtes aujourd’hui informaticien dans le contrôle aérien. Pourriez-vous être professionnel de la course à pied ?
« Pour le moment, à quelques rares exceptions près, c’est difficile d’en vivre. Même si l’UTMB a mis en places des primes à l’arrivée depuis deux ans, et que d’autres courses ont suivi, le sujet reste encore un peu tabou. Dans les années à venir, il y en a peut-être qui se déclareront pro, mais qui vivront avec moins d’un SMIC par mois, parce que ça correspond à leurs besoins, à leur façon de vivre. J’ai vu quelques coureurs tenter de passer pro, mais qui ont moins bien marché qu’avant. Quand ça devient ton métier, tu n’as plus la même pression sur les épaules au départ d’une course, parce que si tu te rates, l’enjeu est bien plus grand. De toutes façons, il faudrait déjà que je sois un peu meilleur commercialement et au niveau marketing. Si tu cherches des partenaires, ne serait-ce que pour t’aider à financer ta saison et les déplacements, tu dois communiquer un minimum, et qu’est-ce qu’un traileur a à vendre, à part son image ? Je fais un peu de communication sur Facebook, mais je n’ai pas forcément le temps de faire plus. Peut-être qu’il faudrait aussi que j’aie plus d’ambitions sportives, car ne faire que ça me donnerait beaucoup plus de temps pour l’entraînement. »
La course à pied est une activité chronophage, notamment quand on pratique les longues distances…
« Il faut jongler entre les entraînements, les déplacements sur les courses, la vie de famille. Je demande depuis quatre ans un temps partiel à mon employeur, mais je n’ai pas encore réussi à le convaincre. En revanche, j’ai pas mal de liberté pour gérer mon emploi du temps comme je l’entends. »
Le trail est chez vous une affaire de famille. Après avoir disputé les championnats de France sur l’épreuve longue distance, cette année, vous avez pris part au trail court le lendemain, avec votre épouse…
« Elle courait déjà il y a quelques années, mais elle avait un peu moins de temps pour des raisons professionnelles. On a du mal à s’entraîner ensemble, parce qu’il y a une différence de niveau assez importante, mais on essaie de faire des sorties vélo ensemble, elle sur un vélo électrique. Par contre, on n’a pas trouvé la solution pour faire courir nos filles, ça ne les motive pas…»

En plus de courir, elle est régulièrement sur le bord des sentiers pour vous accompagner …
« Elle aime bien faire en même temps le suivi de course et l’assistance. Ça nous permet aussi de passer du temps ensemble. Elle s’en occupe sur les grandes courses, et elle aimerait le faire sur les Mondiaux, mais ça n’est pas réglementaire. C’est clairement un réconfort pour moi de l’avoir. En 2016 sur l’UTMB, je ne sais pas si je serais allé au bout si elle n’avait pas été là pour me remonter le moral, à un endroit où on s’était dit qu’elle ne devait pas venir. »
Gérer l’assistance d’un coureur ne doit pas être de tout repos…
« C’est du boulot, et c’est une course d’équipe. Sur une épreuve comme la Diagonale, c’est une nuit blanche, 400 km sur des routes qui ne sont pas forcément très faciles. En plus, les temps où on est en contact sont assez furtifs. Ma femme me dit souvent que je ne parle pas pendant mes courses. On se rend compte sur les vidéos, après coup, qu’on n’est pas bien cool avec ceux qui nous épaulent. Souvent, ils sont là, en pleine nuit, ils ont tout préparé, et nous on arrive, on prend ce dont on a besoin et on file…»
Le circuit trail regorge d’épreuves de plus en plus longues et de plus en plus difficiles, à l’image de la PTL ou du Tor des Géants, pour ne citer qu’elles. Envisagez-vous de vous tester sur ce genre de format prochainement ?
« Je n’ai jamais fait plus de 170 km, mais j’imagine qu’au-delà, se pose la question du sommeil. Moi, j’aime bien dormir ! Et puis j’ai quelques collègues qui s’y sont frottés, et qui ont eu du mal à s’en remettre. Pour l’instant, je préfère rester sur des courses plus raisonnables, même si pour certains, 170 km, ça ne l’est déjà pas trop ! Peut-être que ça viendra un jour… »
Après plus de quinze ans à écumer le circuit trail, quelles sont les courses qui vous font envie pour les années à venir ?
« J’ai envie de retrouver l’esprit d’équipe quand tu cours à plusieurs. La dimension collective, c’est quelque chose que j’aime beaucoup : dans les différentes campagnes de l’équipe de France aux championnats du monde, ou lors des épreuves de ski alpinisme auxquelles je prends part l’hiver. Il commence à y avoir des courses de ce genre en trail, comme la Pierra-Menta été, le One-and-1, que je devrais courir avec Aurélien Dunand-Pallaz en 2020. Sinon, j’aimerais bien faire la Hardrock (une course de 100 miles dans le Colorado), pour laquelle j’ai déjà mis deux fois mon nom dans la loterie, sans être tiré au sort. La troisième fois, je n’avais pas les courses qualificatives, puisque je n’avais pas fini la Diagonale 2017. Et comme elle a été annulée l’an passé, il n’y aura pas de nouveau tirage au sort. Ça fait longtemps que j’en entends parler, donc je voudrais voir ce que c’est. J’ai couru dans le Grand Canyon avec Jim Walmsley, (son coéquipier du team Hoka, NDLR), mais je n’ai jamais participé à une course aux États-Unis… »
Le ski-alpinisme est le passe-temps hivernal favori des traileurs, puisque beaucoup pratiquent cette activité. Est-elle complémentaire de la course à pied ?
« C’est une parenthèse, parce que ce n’est pas le même mouvement, tu ne travailles pas les mêmes muscles. Sur les premières descentes à ski, même avec l’entraînement du trail, j’ai mal aux jambes. De la même façon, à la sortie de l’hiver, les premières descentes à pied, elles brûlent. Le ski-alpinisme est une discipline douce, qui préserve les articulations. Tu es porté, il y a moins de chocs qu’en course à pied. Mais cela reste un bon entraînement, parce que je suis généralement assez à l’aise au printemps grâce au volume emmagasiné sur les skis. Sur la quinzaine de Noël, je fais 40 000 m de dénivelé. Si je faisais la même chose à pied, je ne suis pas sûr que je pourrais les encaisser. »
Vous aurez 45 ans en 2020. Vous êtes-vous fixé une date de péremption ?
« Non ! On me l’a déjà demandé, mais pas pour l’instant. Il y a quelques douleurs qui apparaissent, je cours depuis un an sur des tendinites rotuliennes, qui ne me gênent pas plus que ça. Ce sera peut-être plus de la lassitude mentale qui fera que j’arrêterai. C’est ce que je ressentais un peu avant de me remettre cette saison sur les ultras, je n’avais pas toujours l’envie d’aller courir. Ça m’a relancé sur d’autres challenges que j’ai envie de faire. J’essaie de me fixer des objectifs qui me motivent. Sans ça, je ne vais pas m’entraîner. »
Rédacteur Etienne Nappey