Joëlle Audibert : « Pour la première fois, on arrêtait de nous considérer comme des êtres fragiles »
Double championne de France de cross au milieu des années 70 et sélectionnée à 13 reprises en équipe de France, Joëlle Audibert fut la première femme à être sacrée championne de France du marathon. C’était en 1980 à Montataire (Oise), et la septuagénaire, aujourd’hui grand-mère de 13 petits-enfants, en garde un souvenir aussi précis qu’heureux. Rencontre avec une athlète au plaisir de courir communicatif, dont la carrière fut brisée en plein vol.
Il y a plus de 40 ans, le 14 octobre 1980, vous deveniez la première femme à être sacrée championne de France du marathon. Vous souvenez-vous de cette journée ?
Oui, parfaitement. Je m’étais qualifiée l’année précédente à Neuf-Brisach en courant mon deuxième marathon en 2h49’. Mon frère et mon coach m’avaient accompagnée à Montataire et j’étais heureuse d’y être. Comme, je n’avais pas une grande expérience de la distance, je n’avais pas d’objectif particulier, juste l’envie de faire du mieux possible. Et puis, au fil de la course, je me suis sentie vraiment très bien. Plus les kilomètres défilaient et plus je me sentais capable de faire des choses. Je voyais que j’avais
du répondant quand ça attaquait et je prenais beaucoup de plaisir. J’ai tenu le cap jusqu’à l’arrivée, où ça a été une grande surprise d’apprendre que j’étais première chez les femmes en 2h37’27’’. Je ne m’attendais vraiment pas à une telle performance ! Même Michel Jazy est venu me féliciter. C’était formidable. J’en garde un merveilleux souvenir.
À l’époque, tous les projecteurs étaient braqués sur Chantal Langlacé, qui avait établi deux ans plus tôt la meilleure performance mondiale sur la distance en 2h35’15’’…
Oui, effectivement. Je n’avais d’ailleurs pas pris le départ en me disant que je pouvais gagner la course. Je savais bien qu’il y avait d’autres filles plus fortes que moi sur cette distance. Chantal Langlacé avait d’ailleurs déjà aussi couru des 100 km. Moi, ça n’était que mon troisième marathon, et le deuxième seulement que je disputais en m’étant vraiment préparée. Je n’avais donc pas les mêmes ambitions et je n’ai pas fait attention aux autres filles. J’ai fait la course dans mon coin, en écoutant mes
sensations. Je me souviens que j’étais surtout heureuse car c’était la première fois que les femmes pouvaient courir avec les hommes de manière officielle. La première fois que l’on arrêtait de nous considérer comme des êtres fragiles !
Au début des années 70, les femmes n’avaient effectivement pas le droit de s’aligner sur des distances supérieures à 3000 m, et encore moins en même temps que les hommes. Chantal Langlacé avait dû ruser en utilisant des pseudos masculins pour retirer des dossards. Ça avait également été votre cas ?
Non, pas du tout. Je n’ai jamais eu besoin de le faire, car j’ai commencé bien après elle le marathon. Chantal avait déjà ouvert la voie. Mais c’est vrai qu’on avait moins l’occasion de courir sur de longues distances. Moi, j’aimais surtout les cross. Mais à cette époque, c’était 4 km, pas plus, et même 3 km avant. Ils ont eu la gentillesse de rallonger la distance à 4 km, en pensant que l’on pouvait supporter ça…
Vous aviez déjà remporté deux titres de championne de France de cross, avant cette victoire sur marathon. Comment vous est venue la passion de la course à pied ?
J’ai toujours aimé ça. Gamine, j’habitais en Savoie, et mon plus grand plaisir était d’aller courir dans les près. C’était naturel pour moi. Je ne me rappelle pas ne pas avoir couru. Même plus tard, quand nous nous sommes rapprochés de Lyon, je continuais à aller courir dans les marais avec mon frère. En revanche, j’ai découvert la compétition bien plus tard. Mais j’ai été bercée par les exploits de Michel Jazy, dès l’âge de t10 ans. J’étais admirative de ce qu’il faisait. Je me souviens que j’allais chercher
le journal de mon père tous les matins pour y découper les articles qui parlaient de lui. Je les collais ensuite dans un cahier que je relisais. Je trouvais ça formidable et ça me faisait rêver. Colette Besson, elle aussi, m’a beaucoup captivée quand j’étais petite. C’était une athlète tellement belle et ce qu’elle a réalisé aux Jeux olympiques m’a fascinée. Forcément, lorsque nous avons déménagé à Lyon et que ma mère m’a inscrite au basket, ça ne m’a pas vraiment plu. Ce n’était pas ce que je voulais faire.
Il a donc fallu convaincre d’abord vos parents ?
Oui, en quelque sorte. Ce n’est pas qu’ils étaient autoritaires, mais ils me protégeaient. J’avais aussi une santé fragile et j’étais souvent malade lorsque j’étais petite. Ma mère préférait donc m’envoyer dans des gymnases, où il y avait moins le risque de prendre froid. Mais je n’aimais pas les sports collectifs, je n’étais pas faite pour ça ! Heureusement, l’un de mes grands frères m’a aidée à les convaincre. Comme ma mère ne voulait pas que j’aille courir seule le soir, et ça pouvait se comprendre à cette
époque-là, il lui a proposé de m’accompagner. Et j’ai commencé comme ça, avec lui. Je devais avoir 16 ou 17 ans, et lui, 12 ans de plus. Comme il n’y avait pas forcément de stades ouverts, on allait courir sur le boulevard de ceinture qu’on appelle désormais le périphérique. C’était le seul endroit éclairé le soir. On n’avait que ça.
Vous avez également rejoint un club…
Oui, en 1968, si je me souviens bien. C’est une copine d’école qui m’a proposé de la suivre. Elle voyait bien que le basket ne me plaisait pas et elle m’a proposé de venir faire de l’athlétisme avec elle. J’ai saisi l’occasion. Et après, mon frère aîné, le plus grand, m’a suivie au club. Il voyait que j’aimais ça et que ça marchait bien pour moi, donc il a eu envie de s’investir dans l’association sportive. Il en a d’ailleurs été le président avant de rejoindre le comité départemental d’athlétisme. Il s’est
énormément investi pour qu’on ait des structures plus adaptées, il m’a aussi accompagnée dans tous mes déplacements. Mais il n’a jamais pratiqué l’athlétisme, contrairement à mon deuxième frère. C’était un grand asthmatique.
Quel regard votre entourage portait-il à cette époque sur votre pratique ?
Quand j’allais m’entraîner au parc, il y avait bien plus de garçons que de filles, c’est certain. Mais les gens étaient bienveillants. Ma famille était très contente de me voir faire quelque chose qui me plaisait et où je progressais. Ma mère s’était bien aperçue que ma santé s’était améliorée grâce à la course à pied. Quand j’étais seule et qu’il faisait beau, elle prenait son siège et son tricot, et elle venait s’assoir dans le parc pendant que je courais. Mon père me suivait aussi lors des compétitions,
ainsi que mes frères et sœurs. Je suis la petite dernière d’une famille de six enfants. Mes deux sœurs, en revanche, n’ont jamais fait de sport, elles étaient bien plus âgées que moi.
Comment vous entraîniez-vous et à quoi ressemblait votre quotidien ?
Je travaillais dans l’entreprise de textile de mon frère aîné, de 7h à 12h, puis de 13h15 à 16h15, et je partais ensuite en bus pour m’entraîner de l’autre côté de Lyon, au parc de Parilly. Mais je n’avais pas de vestiaire pour me changer. Le gardien du parc, qui me connaissait bien, m’ouvrait gentiment l’entrée de sa cave. J’y déposais mes affaires et je m’y changeais pour me remettre au sec avant de rentrer chez moi. Mon frère me conseillait aussi souvent de travailler davantage la veille de mes entraînements,
afin de partir plus tôt les jours où j’allais au par cet profiter ainsi de la lumière du jour. Mais je faisais quand même mes 40 heures par semaine et je n’avais que quatre semaines de vacances par an. Il n’y a qu’après mes deux titres de championne de France de cross (en 1973 et 1974), quand j’ai rejoint l’ASPTT, que j’ai pu bénificier un peu d’aides. J’avais surtout un travail moins fatiguant, en étant assistante des bureaux au service colonies de vacances. J’avais également pris un appartement à côté du parc
pour être plus proche de mon lieu d’entraînement. J’étais détachée le mercredi matin pour m’entraîner et m’occuper des écoles d’athlétisme l’après-midi.
Quels sont vos meilleurs souvenirs ?
Mes deux titres de championne de France de cross, parce que je me suis à chaque fois bagarrée pour les décrocher. Mais j’ai aussi de supers souvenirs de séances d’entraînement, lors desquelles je me sentais super bien. Je me souviens par exemple très précisément d’une sortie au parc de Parilly. J’avais couru près de deux heures sans m’en rendre compte, juste en m’amusant à enchainer les côtes, les descentes, les virages, sans jamais repasser au même endroit. Le plaisir que j’avais éprouvé ce jour-là, ce sentiment
de liberté, étaient si fabuleux… Ce sont ces sensations-là que je recherchais. En revanche, quand on me mettait sur une piste, j’étais la plus malheureuse du monde, mais je le faisais quand même parce que j’avais un certain niveau et que je me devais de représenter mon club, notamment lors des Interclubs. Mais j’étais angoissée comme pas possible, je n’étais pas dans mon élément et je n’ai jamais été performante sur la piste.
Qu’est-ce qui vous plaisait le plus, finalement, dans la course à pied ?
Le cross ! J’adorais ça. En même temps, je n’avais pas beaucoup de choix. À cette époque-là, il n’y avait que cette épreuve qui correspondait vraiment à ce que j’aimais faire et à mes capacités. C’était dans la nature, peut-être que ça me rappelait mon enfance. Mais mon plaisir, c’étaient les plus longues distances, que j’ai découvertes bien après.
On sent un regret…
J’aurais aimé réaliser une carrière complète sur marathon. Mais j’ai eu le malheur de perdre mon frère aîné d’une crise d’asthme en 1981, trois mois après mon titre de championne de France. Ça a été extrêmement violent. Avec cette performance, je pouvais viser les Jeux olympiques de 1984, j’étais bien lancée. Avec 2h37’, je détenais la 17e performance mondiale. Mais cette crise d’asthme m’a coupé le souffle. Je ne peux pas l’expliquer, les gens autour de moi n’ont pas compris, mais plus rien n’a été pareil
ensuite. À l’époque, j’aurais peut-être dû m’écouter et faire une pause pour prendre le temps de me remettre, sauf que j’avais la pression. Tout le monde me disait qu’il fallait que j’aille défendre mon titre, ce que j’ai tenté de faire trois mois après le décès de mon frère. Hélas, je suis tombée dès le départ et je me suis explosée les deux genoux. J’ai quand même fini la course à la deuxième place, en 2h45’, mais j’ai été malade ensuite et, psychologiquement, ça n’allait plus du tout. Je me suis finalement
mariée quelques mois plus tard, puis j’ai eu trois enfants. Et quand j’ai enfin décidé de reprendre, en 1986, ma plus jeune fille est tombée gravement malade. On a failli la perdre et la course à pied n’a plus jamais été une priorité.
Avez-vous malgré tout gardé un lien avec l’athlétisme ?
Je m’en suis détachée pendant très longtemps, même si j’ai continué à suivre les résultats de loin. J’ai été très heureuse quand Annette Sergent a été sacrée championne du monde de cross. C’était une jeune que je connaissais bien. J’ai aussi suivi les performances Rosario Murcia, qui, depuis, a perdu la vue et court en handisport (elle a réalisé les minima pour les Jeux paralympiques sur marathon, NDLR). Mais je suis restée à distance. Pour moi, c’était trop douloureux.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’évolution de l’athlétisme et du marathon féminin en France ?
Les filles font des performances formidables. 2h24’, c’est incroyable. Il y a de très bonnes athlètes mais, par rapport à notre époque, je trouve qu’il y a moins de jeunes qui font du sport et de l’athlétisme. Les enfants sont moins dehors, c’est certain ! Je suis la première à le constater. J’ai treize petits-enfants aujourd’hui et je suis parfois obligée de me fâcher quand je les vois devant leurs écrans ! Ça m’attriste aussi, car je sais que c’est leur santé qui est en jeu.
Et si vous aviez 29 ans aujourd’hui…
Je pense que j’aurais adoré faire du trail et aller courir dans les montagnes. C’est un regret de ne pas avoir pu vivre ça. Mais je suis contente de la période où je suis née, je pense qu’on a eu une enfance beaucoup moins stressante que celles que les jeunes vivent aujourd’hui.
Propos recueillis par Véronique Bury